Archive pour la catégorie ‘Sciences humaines et sociales’
Posté le 21 juin 2019 - par Seydi Diamil
La poésie d’Elhadji Malick Sy Entre désir, souffrance et cheminement spirituel
- Auteur: Niane (Seydi Djamil)
- Résumé: À partir du xvie siècle, des courants soufis ont développé la doctrine de la « voie muḥammadienne » qui met la dimension mystique de Muḥammad au centre du cheminement des disciples. La Tiğāniyya fait partie ce courant. En se référant à la poésie d’Elhadji Malick Sy, ce texte analyse la manière dont il exprime son désir de se rendre, pour son cheminement spirituel, aux Lieux-saints de l’Islam et de la Tiğāniyya dont il fut un maître, ainsi que la façon dont l’attente du voyage mystique s’exprime.
- https://classiques-garnier.com/licarc-2018-litterature-et-culture-arabes-contemporaines-n-6-l-attente-la-poesie-d-elhadji-malick-sy.html
- Pages: 191 à 203
- Année d’édition: 2018
- Revue: LiCArC (Littérature et culture arabes contemporaines), n° 6
- ISBN: 978-2-406-08529-4
- ISSN: 2270-7220
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08529-4.p.0191
- Éditeur: Classiques Garnier
- Date de parution: 23/11/2018
- Périodicité: Annuelle
- Langue: Français
Posté le 16 avril 2018 - par Seydi Diamil
Le développement économique dans la philosophie de Mawdo / Dr Seydi Diamil Niane
« Je dois le quitter pour essayer de gagner ma vie avec le travail de la terre », disait autrefois Elhadji Malick Sy pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons. Ethique, responsabilité et dignité, ces trois mots pourraient résumer les propos du Sage de Tivaoun et nous informent sur sa philosophie de développement économique dont l’analyse est l’objet de ce papier.
Aborder la question du développement économique dans la pensée de Mawdo nous oblige à replacer la question dans le cadre général de son œuvre réformatrice pour la perfection des liens verticaux et horizontaux et la réhabilitation de l’éthique individuelle et collective.
Les liens verticaux lient l’humain au divin. Leur perfection doit avoir la sincérité pour base. Ne disait-il pas que la sincérité était la parure de l’aspirant sur la voie de la perfection spirituelle ? (Al-sidq fahwa zinatul murîdi). Une fois la sincérité acquise, l’aspirant peut facilement cheminer vers la conquête de la crainte de Dieu. A ce propos, rappelons-nous la manière dont cheikh Ahmed Tijānī définissait le soufisme : « se conformer aux ordres de Dieu et s’éloigner de ses interdits comme Il le souhaite Lui-même et non pas comme tu le souhaites ». En somme, le cheikh fondateur de la Tijāniyya appelle à la perfection des liens verticaux, laquelle perfection est au centre de la démarche d’Elhadji Malick Sy. Cela va de pair, bien évidemment, avec la réhabilitation de l’éthique individuelle qui empêche l’aspirant d’avoir recours à la tricherie quelqu’en soit la nature.
Le deuxième point fondamental est la perfection des liens horizontaux et la réalisation de l’éthique collective. C’est cela qui crée une sorte de pacte sacré entre les hommes dans le seul but d’avoir la satisfaction de Dieu. Pour ce faire, les fils conducteurs ne doivent être autres que le respect et la quête de la dignité. C’est ainsi qu’Elhadji Malick Sy s’est attelé au développement de la mystique du travail qui s’est concrétisée avec sa vaste opération de culture arachidière. Ne sommes-nous toujours pas en train de vanter les souvenirs de Ndiarné et de Djaksao ?
L’éthique, c’est vivre avec et dans la dignité sans compter sur autre que le Très-Haut. Elhadji Malick Sy en fut l’exemple le plus accompli et la manifestation la plus parfaite. Voilà ce qu’Elhadji Mâmoune Ndiaye, petit neveu de Mor-Massamba-Diéry Dieng, raconta à Elhadji Ravane Mbaye :
Elhadji Malick demanda un jour à ma mère Anta Dieng alors qu’ils se trouvaient tous deux à Tivaoune : « Sokhna Anta, sais-tu pourquoi je suis allé à Ndiarné ? » Ma mère ayant répondu par la négative, il poursuivit : « J’étais allé une fois chez un boutiquer de Saint-Louis pour chercher des bougis à crédit. Le boutiquer, après avoir accepté, refusa. Arrivé à la maison, je me mis à raconter l’affaire aux autres. Or, Bâye Mor-Massamba-Diéry, informé, je ne savais comment, remit un franc à un disciple qui alla acheter le paquet de bougies pour moi ».
« Pendant la nuit, je me mis à réfléchir sur ma situation sociale et aboutis à la conclusion suivante : « Bâye Massamba-Diéry m’héberge avec ma femme et se fait l’obligation de payer mes dettes. Je dois le quitter pour essayer de gagner ma vie avec le travail de la terre. Voilà, conclut-il, le pourquoi de mon installation à Ndiarné.[1] »
Quelle élégance ! L’homme est beau quand il est animé par une conscience de dignité. La dignité est belle lorsqu’elle est portée par un homme de Dieu comme Elhadji Malick Sy. Ce récit, nous pouvons le dire, résume bien la philosophie de développement économique d’Elhadji Malick Sy qui s’inscrit dans le cadre général de la perfection des liens verticaux et horizontaux. Rester chez Bâye Massamba-Diéry aurait été une atteinte grave à sa conscience et une remise en cause de son éthique. De ce récit, nous pouvons retenir les leçons suivantes :
1) La solidarité entre les enfants d’une nation, voire d’une civilisation, doit être chérie. Voilà que le disciple saint-louisien d’Elhadji Malick Sy, informé de la situation, a tout de suite pris un franc pour répondre au besoin de l’homme de Tivaoun.
2) L’assistanat ne doit pas être une règle de vie. Chacun doit travailler pour le développement économique et pour la marche de la civilisation humaine. Elhadji Malick Sy n’a-t-il pas profité de la situation qu’il venait de vivre à Saint-Louis pour déménager à Ndiarné en vue de contribuer au développement de sa terre ?
3) L’intérêt général doit primer sur l’obsession de l’enrichissement personnel. Rappelons à ce propos que, en même temps qu’il cultivait la terre, Elhadji Malick Sy cultivait les esprits. « Ce stratège, ce Généralissime en Chef, placé à la tête d’une armée pacifique de plusieurs centaines de milliers d’âmes, disait Iba Der Thiam, n’a jamais eu d’autres armes que son chapelet, son verbe et sa plume. » Parce qu’un bon développement économique nécessite la présence de femmes et d’hommes pour qui l’intérêt général doit primer sur l’enrichissement individuel, Elhadji Malick Sy appelle, par son exemple, à la formation intellectuelle et la réforme spirituelle des fonctionnaires. Son chapelet et sa plume étaient ses armes.
A ces trois points viennent s’ajouter deux autres non moins importants pour le développement économique : la redistribution des richesses et la lutte contre le blanchiment d’argent ou l’optimisation fiscale. Aussi a-t-il émis un avis juridique rendant l’aumône sur les bénéfices de l’arachide obligatoire. Cette mesure fut révolutionnaire au point de heurter d’autres jurisconsultes de son époque. Dans un langage plus contemporain, cette position d’Elhadji Malick Sy pourrait être considérée comme une opération contre le blanchiment d’argent et pour la redistribution des richesses, deux conditions nécessaires à un bon développement économique.
Dr Seydi Diamil Niane
Dakar, le 22 novembre 2017
[1] Elhadji Ravane Mbaye , Le grand savant Elhadji Malick Sy ; pensée et action, Albouraq, 2003 , p.132.
Posté le 27 février 2016 - par Seydi Diamil
Terreur dans l’Hexagone : quand Gilles Kepel raconte des salades à propos de l’islamophobie / Seydi Diamil Niane
« Le débat national et la mise en œuvre de politiques publiques qu’appelle la terreur dans l’Hexagone ne sauraient être menés à bien sans s’appuyer sur les connaissances que peut encore produire – mais pour combien de temps ? – notre Université» (p.317). Ce sont les derniers mots que l’on peut lire dans « Terreur dans l’Hexagone » de Gilles Kepel. L’universitaire que je suis ne peut qu’être d’accord avec cette remarque. Mais à condition que notre Université produise un travail universitaire dans le sens plénier du terme ; ce qui n’est pas le cas du dernier ouvrage de Kepel.
La base d’un travail universitaire
« Quelle est la base d’un travail universitaire » ? Posez la question à n’importe quel étudiant en première année de licence et il vous répondra que chaque citation doit être référenciée, et qu’un universitaire ne doit rapporter aucune information sans en donner la source. Or, le spécialiste français de « l’islamisme » nous bombarde de citations sans aucune référence. Ce qui m’empêche, moi lecteur de « Terreur dans l’Hexagone », de vérifier la véracité des propos de Kepel. Mais il y a un autre problème plus grave : Gilles Kepel raconte des contre-vérités historiques et scientifiques. Exemple ?
L’islamophobie
Depuis des années, on entend sur les plateaux TV et radios, et lit dans la presse et dans des livres que le terme « islamophobie » a été inventé par des intégristes pour s’opposer à toute critique de l’islam. Parmi les griots de ce mantra absurde, on peut citer Alain Finkielkraut, Mohamed Sifaoui, Jean Glavany, Éric Zemmour, Caroline Fourest, etc.
Dans une tribune signée avec Fiammetta Venner, Caroline Fourest affirmait que « Le mot “islamophobie” a une histoire, qu’il vaut mieux connaître avant de l’utiliser à la légère. Il a été utilisé en 1979, (Retenez bien la date)par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de « mauvaises musulmanes » en les accusant d’être « islamophobes ». Il a été réactivité au lendemain de l’affaire Rushdie, par des associations islamistes londoniennes comme Al Muhajiroun ou la Islamic Human Rights, Commission dont les statuts prévoient de “recueillir les informations sur les abus des droits de Dieu”. De fait, la lutte contre l’islamophobie rentre bien dans cette catégorie puisqu’elle englobe toutes les atteintes à la morale intégriste (homosexualité, adultère, blasphème, etc.). Les premières victimes de l’islamophobie sont à leurs yeux les Talibans, tandis que les « islamophobes » les plus souvent cités par ces groupes s’appellent Salman Rushdie ou Taslima Nasreen ! En réalité, loin de désigner un quelconque racisme, le mot islamophobie est clairement pensé pour disqualifier ceux qui résistent aux intégristes : à commencer par les féministes et les musulmans libéraux. » (Voir http://www.prochoix.org/frameset/26/islamophobie26.html. Lien visité le 27 févr. 16)
Pas de chance, chère Caroline ! En 1910, Alain Quellien, qui n’était pas un islamiste iranien, écrivait dans son livre « La politique musulmane dans l’Afrique occidentale française » ce qui suit : « L’islamophobie : il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans. » ( Édition Émile Laros, 1910, p.133.)
Venant de Caroline Fourest, dont la qualité de menteuse n’est plus à prouver, ces assertions fallacieuses ne me choquent pas, ou ne me choquent plus… Mais que Gilles Kepel, l’universitaire réputé spécialiste de l’islam, ose propager à son tour cette contre-vérité, m’est insupportable, et j’y vois un blasphème à l’égard de ce que doit être un travail universitaire. Voici le passage où Gilles Kepel trahit l’Université : « … Notons que ce sont ces derniers (Les salafistes et les Frères Musulmans. Du coup, ce ne sont plus les mollahs…) qui inventent le terme (islamophobie) dans les années 1990(retenez bien la date et relisez le passage de Quellien qui remonte à 1910) pour criminaliser la moindre critique du dogme religieux. » (p.42)
En plus, ceux qui parlent d’islamophobie sont accusés d’être dans la victimisation : « Ce terme (islamophobie)a pour rôle de prohiber toute réflexion critique sur l’islam au nom de la victimisation (Eh oui, les musulmans sont des pleurnichards !) proclamée par ceux qui s’en réclament […] En ce sens, l’usage politique de l’islamophobie par les islamistes fonctionne exactement à la manière de l’antisémitisme par les sionistes, tel du moins qu’il est dénoncé par ses détracteurs : il interdirait (retenez bien le conditionnel) toute critique des juifs du fait de la Shoah et justifierait ( retenez ce conditionnel aussi)les bombardements de Gaza par l’armée de Benyamin Netanyahou durant l’été 2014 et le massacre des femmes et enfants palestiniens. » (p.193).
Le lecteur l’aura bien remarqué : quand Gilles Kepel parle de l’antisémitisme, il nuance en utilisant le conditionnel. Mais quand il parle de l’islamophobie, en assénant une contre-vérité scientifique et historique (rappelez-vous que le terme remonte à 1910 et a été forgé par un non-musulman, contrairement aux mensonges de Kepel), il se montre alors catégorique. Il est sûr de ce qu’il dit, même si c’est historiquement faux. De la part d’un académicien, c’est inacceptable.
« Le débat national et la mise en œuvre de politiques publiques qu’appelle la terreur dans l’Hexagone ne sauraient être menés à bien sans s’appuyer sur les connaissances que peut encore produire – mais pour combien de temps ? – notre Université. » (p.317). Ce sont les derniers mots que l’on peut lire dans « Terreur dans l’Hexagone » de Gilles Kepel.
L’universitaire que je suis ne peut qu’être d’accord avec cette remarque. Mais si ce sont des universitaires, menteurs ou intellectuellement malhonnêtes, comme l’auteur de ce livre, qui doivent nous éclairer, je me dis qu’il y a encore du travail à faire… Et comme le disait Abd Al Malik, Qu’Allah bénisse la France !
Posté le 10 octobre 2015 - par Seydi Diamil
Raison et supra-raison dans la pensée d’Al-Ghazali (m.1111)/ Seydi Diamil Niane
« Tout ce que je sais, lui, il le voit », davoua Avicenne (XIe siècle) après avoir rencontré le soufi Abû Sa‘îd b. Abî Khayr. Cette phrase est significative dans la mesure où elle indique que toutes les sciences ne sont pas au même degré. Avicenne était un médecin-philosophe qui se servait de la raison pour la quête des sciences normatives. Abû Sa‘îd était, quant à lui, un soufi qui dépassait la raison humaine grâce à la discipline spirituelle.
Cette phrase introductive fait allusion à deux facultés d’intelligences : la raison et la supra-raison. Dans les lignes qui vont suivre, nous allons étudier cette dialectique, raison et supra-raison, chez un autre soufi : Ghazali (m.1111). De prime abord, nous verrons comment le doute de la raison peut amener à la certitude par la supra-raison. Dans un second temps, nous tenterons de voir comment l’expérience mystique est nécessaire pour se débarrasser des chaînes rationnelles et d’obtenir la liberté supra-rationnelle. L’ouvrage sur lequel nous nous apurerons est al-munqidh min al-ḍalâl (Erreur et délivrance) qui est une sorte d’autobiographie qu’Algazel avait écrite vers la fin de sa vie.
Le doute : l’élément déclencheur
Le doute peut mener à la certitude. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est bien le doute qui est à l’origine de la certitude de Ghazali. Après une longue méditation et un instant de réflexion sur le monde sensible, sur les cinq sens de l’homme, Ghazali remet tout en cause et commence à douter de ses facultés humaines.
Comment faire confiance à l’œil se demanda-t-il, alors qu’il voit le soleil presque plus petit qu’un dinar, au moment où il est beaucoup plus grand que la terre [1]? C’est ainsi que Ghazali opta pour faire confiance à la raison[2]. Mais il ne tarda pas à douter de cette dernière. Il se mit à poser les questions suivantes : « puis-je douter que les figures géométriques […] ont certainement les propriétés que je leur démontre ? Puis-je douter que deux est plus grand que trois ? Puis-je douter du principe de contradiction, par exemple, qui dit qu’une chose ne peut être une chose et son contraire à la fois ? »[3] De la même façon, ce que je vois pendant le rêve n’étant qu’une imagination mentale, la vie n’est-elle pas aussi une imagination, ou bien une illusion, comparée à un autre état de vie[4] ? C’est ainsi que sont intervenus les sens pour se plaindre auprès de Ghazali : « Nous te faisions percevoir les choses sous tel ou tel aspect, lui dirent-t-il, et n’eût été la faculté de la raison, tu n’aurais aucune manière de savoir qu’elles sont, en réalité, autrement ; alors comment peux-tu être certain qu’il n y a pas une faculté X qui pourrait parler contre la raison de la même façon que celle-ci a parlé contre nous ? Un ‘‘œil’’ supra-rationnel qui te fera voir la fausseté de ‘‘dix est plus grand que trois’’… ? »[5]
De cette manière, Ghazali douta de la raison, tout comme il douta également des sciences rationnelles et mathématiques dans la mesure où celles-ci ne dépassent ni la raison ni le monde des formes. Cela est la raison pour laquelle nous pensons que toute comparaison entre Descartes et Ghazali nous semble problématique. Là où Ghazali doute de la raison, Descartes met celle-ci au sommet de la hiérarchie des facultés humaines. L’autre différence entre Ghazali est le père de la modernité française est que ce dernier, en mettant la raison au sommet de l’intelligence humaine, nie par là la supra-raison . D’ailleurs, Descartes était un philosophe rationaliste . Et comme l’écrivait René Guénon, « Le rationalisme sous toutes ses formes se définit essentiellement par la croyance à la suprématie de la raison, proclamée comme un véritable « dogme », et impliquant la négation de tout ce qui est d’ordre supra-individuel, notamment de l’intuition intellectuelle pure, ce qui entraîne logiquement l’exclusion de toute connaissance métaphysique véritable ; la même négation a aussi pour conséquence, dans un autre ordre, le rejet de toute autorité spirituelle, celle-ci étant nécessairement de source « supra-humaine »…[6]
Pour une comparaison plus pertinente, il faudra peut-être faire appel à Kant dont la Critique de la raison pure, comme le souligne Mouhammed Iqbal, « révélait les limites de la raison humaine et réduisait en cendre toute l’œuvre des rationalistes. [7]» Cependant, il faut le dire, « il existe néanmoins une différence importante entre Ghazali et Kant. Kant, d’accord avec ses principes, ne pouvait affirmer la possibilité de la connaissance de Dieu. Ghazali, toujours selon Iqbal, désespérant de la pensée analytique s’adressa à l’expérience mystique et y trouva au point de vue religieux un contenu se suffisant à lui-même. »[8]
Ce doute du soi a causé chez Ghazali une crise spirituelle pendant laquelle il ne pouvait plus prononcer ne serait-ce qu’un mot.[9] Cette crise d’Algazel nous fait penser à celle de Nietzche, lequel était pris en Europe pour un fou. Cependant, pour celui qui sait percer les âmes, nous parlons du soufi, il faut voir dans cette crise quelque chose de plus complexe qu’une simple folie. Nietzche « était ivre de Dieu, dit Muhammed Iqbal, on le prit pour un fou ! Les intellectuels ne connaissent rien à l’amour et à l’ivresse […] malheur à l’homme ivre de Dieu qui naît en Europe. » [10] En revanche, là où Nietzche devait mourir avec son ivresse, Ghazali a pu apaiser sa soif de certitude grâce à la voie soufie qui l’a permis d’aller au-delà de la raison et de réveiller sa faculté supra-rationnelle.
La supra-raison et l’expérience mystique
Aucune science rationnelle n’a pu apaiser la soif de certitude qui faisait souffrir Ghazali. Il a été guéri, comme il le dit lui-même, grâce à une lumière que Dieu a fait descendre dans son cœur.[11] Cette lumière n’est rien d’autre que le soufisme que Ghazali a pratiqué après avoir été persuadé de l’insuffisance de toutes les autres sciences. Le soufisme, dit-il, permet à l’homme de purifier son cœur et de le consacrer seulement à Dieu.[12] Cette science, constata-t-il, est une science gustative et non pas d’ordre rationnel.[13]
C’est en étant persuadé du fait que seule cette science pouvait le ramener à une certitude, qui ne laisse pas de place au doute, que Ghazali a commencé à mener une vie d’ascète, comme le faisaient les soufis pionniers. Il partit au Levant, à Jérusalem et à Hijaz pour pratiquer la discipline spirituelle, en s’isolant, en faisant des retraits spirituels et en pratiquant le souvenir de Dieu, dhikr.
C’est de cette expérience mystique que Ghazali a déclenché sa faculté supra-rationnelle et a trouvé la certitude. Il le dit lui-même : « Pendant environ dix ans, j’ai fait des retraits spirituels durant lesquels m’ont été dévoilées beaucoup de choses. Tout ce que je pourrais en dire, et qui pourrait être utile, est que j’ai eu l’intime certitude que les soufis sont ceux qui, d’une manière précise, cheminent de la meilleure façon sur la voie d’Allah, leur cheminement est le plus excellent, leur voie est la meilleure et leurs caractères sont les plus purs. »[14]
Que s’est-il passé pour que Ghazali puisse être si sûr de ce qu’il dit ? Qu’est-ce qui a fait dissiper ses doutes qui lui avaient causé la crise qui a bouleversé sa vie ? C’est le goût spirituel qui est d’ordre supra-rationnel ; il a eu droit à l’expérience mystique des soufis dont les « actes, qu’ils soient ésotériques ou exotériques, tirent leurs sources du tabernacle de la lumière prophétique au dessus de laquelle il n y a point de lumière ».[15]
C’est en réveillant la faculté supra-rationnelle, dit Ghazali, que commencent « les dévoilements et les contemplations, à point que, même à l’état de vieille, les soufis contemplent les anges, les esprits des prophètes, desquels ils peuvent entendre des paroles et tirer des lumières. Ensuite, leurs états spirituels s’élèvent jusqu’à ce qu’ils aperçoivent des images et symboles que tout mot sera impuissant à décrire ».[16]
C’est en ayant la certitude par le goût spirituel, alors par la supra-raison, que Ghazali s’est permis de dire que « celui à qui, une faculté gustative n’a pas été accordée ne connaît de la réalité prophétique si ce n’est le nom.[17] »
Conclusion
Pour atteindre la certitude supra-rationnelle, Ghazali voit qu’il est nécessaire de cheminer sur la voie spirituelle afin que les lumières divines puissent briller dans le cœur de l’homme.
Avec la supra-raison, Ghazali montre que les sciences normatives et rationnelles ne peuvent en aucun cas libérer l’homme, lequel, métaphysiquement, a des facultés supra-rationnelles enfouies dans sa nature même. Mais il faut une discipline spirituelle pour en être conscient.
Avant d’en finir avec cette présente étude, souvenons-nous que Ghazali doutait de la véracité du principe de contradiction selon lequel, une chose ne peut être en même temps une chose et son contraire ; autrement dit, oui et non ne peuvent jamais se réunir, c’est soit oui, soit non. Ce principe, bien qu’il soit logique, est d’ordre purement rationnel. Dans l’ordre supra-rationnel, la logique binaire, ‘‘oui ou non’’, disparaît et laisse place au paradoxe spirituel, ‘‘oui et non’’. « Entre le oui et le non, disait Ibn ‘Arabî, les esprits prennent leur envol et les nuques se détachent. » [18]
[1] Ghazali, Al-Munqidh min al-ḍalâl, Beyrouth, Al-maktaba al-ša‘biyya, s.d., p.29.
[2] Ibid.
[3] Soulemane Bachir Diagne, Comment philosopher en islam ? Edition Philippe Rey / Jimsaan, 2014, pp. 65-66.
[4] Ghazali, op.cit., p.30.
[5] Souleymane Bachir Diagne, op.cit., p.66.
[6] René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 1972, p.92.
[7] Mouhammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Monaco, Éditions du Rocher, 1996, p.5.
[8] Ibid.
[9] Ghazali, op.cit., p.73.
[10] Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, Paris, Seuil, 2009, p.160.
[11] Ghazali, op.cit., p.31.
[12] Ibid., p.68.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p.75.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p.76.
[17] Ibid.
[18] Cité par Éric Geoffroy, op.cit., p.83.